Eugène Fromentin (1820-1876) Chasse à la Gazelle dans le Hodna (Algérie), 1856

Auteur : Eugène Fromentin (1820-1876)
Titre : Chasse à la Gazelle dans le Hodna (Algérie)
Signé en bas à droite : « Eug. Fromentin 56 »
Technique : Huile sur toile tendue sur châssis
Lieu de conservation : Musée des Beaux-Arts de Nantes
Format : 98 x 195 cm
Inv. : 978





1.                   DOCUMENTATION


1.1.  Contexte de création :
L’œuvre a été réalisée en 1856 et présentée au Salon la même année. Eugène Fromentin, alors âgé de 36 ans, a découvert l’Algérie 10 ans auparavant (à l’occasion d’un voyage improvisé avec Charles Labbé en 1846).  Si Fromentin connaît déjà une certaine « reconnaissance officielle » pour reprendre les mots de Thomson et Wright, il n’ignore pas les problèmes financiers : il ne possède pas d’atelier personnel (il s’installera rue Boursault en 1857 seulement) ; il est donc accueilli et hébergé par son ami Gustave Moreau en 1855 et 1856 (notamment pendant le voyage de ce dernier en Italie) ;

Ces difficultés financières laissent penser que Fromentin a utilisé des matériaux peu onéreux, chez un fournisseur situé dans un secteur proche de l’atelier de Moreau ; nous évoquerons cette question dans la description des matériaux constitutifs.

1856 est aussi l’année de la rédaction de « Une année au Sahel » (commencé pendant l’hiver 56).

1.2.  Histoire matérielle :
-                      1856 : Réalisation de l’œuvre
-                      1857 : Présentation au Salon sous le n° 1085 ; Achat au Salon par l’Etat et dépôt la même année au Musée des Beaux-Arts de Nantes. (étrangement ni Maxime Du Camp ni Jules Verne ne parlent de cette œuvre dans leur critique du Salon de 1857) ; Livré le 17/11/1857 « en bon état ».
-                      1930 : (19/05/1930), participe à l’Exposition organisée pour le Centenaire de l’Algérie française à Alger,  « en bon état ».
-                      1931 : « a souffert du voyage » au retour de l’exposition d’Alger : doit être restauré.
-                      1931 : (20/05/1931) Emile Mesnager, peintre demeurant à Nantes, 2 impasse Dubois, effectue des repeints pour la somme de 650Frs.
-                      1960 : Intervention de restauration par Yves Chudeau, Restaurateur au Louvre et auprès des Musées nationaux, 4 rue des Beaux-Arts, Paris IVe.
-                      1998 : Constat d’état par Elena Duprez décrivant un « doublage récent » et des repeints importants dans le ciel.

1.3.  La chasse à la gazelle :
Le Hodna est une région algérienne désertique possédant un grand marais salant : la scène de La Chasse à la Gazelle dans le Hodna représente clairement ces marais salants (grande ligne blanche située en point de fuite devant les montagnes lointaines).
La composition se divise en plusieurs plans : le premier plan (promontoire à la limite d’un ravin) est composé au centre de personnages noirs tenant des chiens en laisse ou à la main, à gauche d’un groupe de chasseurs à l’arrêt, devant un autre groupe de cavaliers dont les chevaux cabrés signalent la limite du précipice avant la plaine.
Dans cette plaine située au second plan, le troupeau de gazelles se distingue à peine ; droite, un groupe de cavalier s’apprête à les chasser dans un nuage de poussière.
L’arrière plan est délimité par les marais salants: s’y dessinent d’imposantes montagnes (le Tell) et un ciel occupant la moitié de la surface peinte.
Il existe une autre version de la Chasse à la gazelle, conservée au Musée des Beaux-Arts de La Rochelle : elle est postérieure, la composition est différente (groupes de cavaliers plus centrés, paysage moins imposants) mais le motif des maîtres-chiens est très proche de celui de Nantes, notamment pour le personnage bleu.

2.                   ETUDE DE L’ŒUVRE
2.1.  Description des matériaux constitutifs & de la technique
Eugène Fromentin a choisit une toile très fine (contexture 32 fils/cm dans le sens vertical, 26 fils/cm dans le sens horizontal). Cette toile a été achetée enduite d’une préparation blanche très fine. Le châssis visible au revers semble être le châssis original malgré le rentoilage : il s’agit d’un châssis à clés, possédant des traverses en croix, de sections d’environ 8 cm (8,2 à 8,3 cm). Datable des années 1850-1860, nous pouvons confirmer qu’il s’agit bien du châssis original puisqu’un réseau de craquelure suit les traverses du châssis, avec un décalage d’1 cm sur le côté droit par rapport à la disposition actuelle de la toile sur le châssis : ce décalage est lié au remontage ; avant le rentoilage, la toile était placée d’avantage sur la gauche ; c’est lors de ce montage que les montants du châssis ont marqué le réseau de craquelure. Le même châssis a été replacé, mais grâce à la toile de rentoilage, ses montants n’ont pas marqué le réseau de craquelure.

La toile et le châssis sont très proches d’une œuvre traitée dans notre atelier, signée de Durand-Brager, en 1860. Nous pensons que Fromentin a pu se fournir comme Durand-Brager au Spectre Solaire, le magasin de grande renommée fondé par Colcomb-Bourgeois.





Cependant, le fournisseur connu de Fromentin pour ses toiles est le marchand de couleur Jérôme Ottoz : si Fromentin est installé de 1853 à 1857 à Saint-Maurice,  il fournit à l’époque une œuvre mensuelle à Beugniet : il est donc souvent à Paris, logé par son ami Gustave Moreau ; la boutique de Jérôme Ottoz étant située entre les ateliers de Moreau et Chassériau, il semble très cohérent qu’il s’y soit fourni (les cachets de Jérôme Ottoz sont visibles sur des œuvres de Fromentin de 1853 et 1864) ;
Un album de croquis réalisé à Saint-Maurice provient de la maison Ange Ottoz, située 2 rue de la Michodière ; ce fournisseur apparaît très naturel par sa proximité avec Beugniet.


 Fromentin aurait également pu se fournir chez Dubos : L’établissement Dubos frères et Marest a un intérêt particulier : c’est la seule maison parisienne que nous connaissions ayant une succursale à Alger. Le cachet de cette maison indique : «PAPETERIE, LIBRAIRIE, COULEURS / A ALGER. / RUE BAB-AZOUN / DUBOS Frères & MAREST / Maison à Paris / RUE Ste MARGUERITE St. Gn. 18» [1]; mais nous n’avons aucun élément nous indiquant qu’il ait utilisé ces toiles.

Montage original : la toile préparée avait été tendue sur le châssis au moyen de semences en fer dont l’oxydation a provoqué la déchirure de la toile originale. Les semences étaient nombreuses et régulières. Le montage actuel est constitué d’agrafes non oxydées, posées lors du rentoilage de l’œuvre.


[1] Pascal Labreuche, « Les fournisseurs parisiens des toiles et châssis des années 1800 À 1880 : une étude à partir de peintures conservées au musée Condé », Le Musée Condé, n°31, décembre 2004, pp.35-56.

La préparation blanche est recouverte d’une couche d’impression rouge-brune (visible dans les lacunes et les usures) ; cette couche d’impression, à l’huile est épaisse dans les zones basses. 


 La technique de Fromentin est rapide : le dessin préparatoire est très peu visible, et les détails sont montés directement dans le frais, comme le montre la présence de quelques repentirs, notamment dans les chevaux :


 La ligne blanche (efflorescence salines sur l’horizon) est sous-jacente aux scènes de chasse : La Chasse à la Gazelle est d’abord une peinture de paysage, puis, après exécution de ce paysage, Fromentin a placé la scène de chasse, dont certains motifs peuvent être récurrents (le personnage bleu, tenant des chiens au premier plan est exactement identique au personnage représenté dans la seconde version de la Chasse à la gazelle conservée au Musée des Beaux-Arts de La Rochelle).

2.2.  Constat d’état et altérations 
Lors du remontage, la composition originale a été étirée puis rabattue sur les chants, à dextre et surtout à senestre (au centre) : cette déformation montre que la toile était extrêmement lâche, déformée d’avantage au centre (étendue) qu’aux angles.

Le rentoilage est en bon état, montrant une bonne tension générale et aucune déformation du support, à part une légère déformation de l’angle supérieur droit. Le revers est empoussiéré.

La couche picturale montre plusieurs réseaux de craquelure :
-                      Réseau lié aux marques du châssis : ce réseau correspond quasiment à l’emplacement au revers des montants du châssis, mais un décalage d’un cm est visible surtout dans la partie senestre : ce décalage est lié à la plus grande tension de la toile et au débord de l’original sur les chants (1 cm). Cela montre que le réseau lié aux marques du châssis est antérieur au rentoilage : la toile originale était en contact avec les montants avant 1960.
-                      Craquelures d’angle : dans les angles supérieurs (la couche picturale est plus épaisse dans les parties inférieures, le réseau est donc moins marqué), un réseau oblique correspond à une tension trop importante de la toile dans les angles imposé par le format très allongé de l’œuvre. Pour l’angle supérieur gauche, un faïençage se juxtapose au réseau.
-                      Réseau rectiligne : de fines lignes verticales et parallèles sont visibles sur la surface peinte, avec un espacement régulier de 1.5 cm en moyenne. Ce réseau est le signe que la peinture a été roulée lors d’un transport (exposition 1930 ?)
-                      Craquelures de séchage et plissement de couche picturale : liées à la technique de Fromentin (surtout en partie basse où la peinture est plus épaisse)
-                      Réseau de craquelure peint : dans les repeints, notamment dans la partie gauche du ciel, un fin réseau a été peint (retouches).

La couche picturale souffre de nombreux repeints, de lacunes non mastiquées peu nombreuses ; l’encrassement inégal de la peinture entraine des brillances hétérogènes et gênantes.
 Une éraflure a provoqué une craquelure le long d’une direction rectiligne en arête de poisson.

2.3.  Importance des repeints : étude plus poussée de la technique et lecture de l’œuvre sous UV
Comme nous l’indique l’histoire matérielle, l’œuvre a subit plusieurs campagnes de restauration, dont deux ont été importantes : l’intervention d’Emile Mesnager en 1931 semble correspondre à d’importants repeints dans des zones accidentées, notamment dans le ciel.  L’intervention d’Yves Chudeau en 1960 pourrait correspondre à un allègement sélectif du vernis dans le ciel et au traitement du support (rentoilage).

L’observation attentive de l‘œuvre (lumière standard et lumière UV) a permis de mettre en évidence la présence d’une couche épaisse de vernis en partie basse (vernis jaunâtre à brun) et de distinguer différents repeints, dont l’étendue peut représenter 1/10 de la surface de l’œuvre. Ces repeints sont en partie désaccordés, mais les différences d’oxydation de vernis gênent d’avantage la lecture de l’œuvre :


 Sous UV, on distingue plusieurs campagnes de repeints : certains repeints ont une fluorescence proche de celle de la couche picturale : ces repeints sont huileux et anciens (1931 ?) ; d’autres repeints ne possèdent pas de fluorescence, ils sont plus récents mais débordants. Enfin, quelques retouches noires sous UV (absence totale de fluorescence) ont été appliquées localement (restauration 1998 ?)

Des éléments de la composition (chevaux, vol d’oiseaux) ont été ajoutés dans un liant différent, leur fluorescence est moins importante que le reste de la composition et ils sont placés sur une couche de vernis. 


L’observation de l’œuvre sous Uv montre différentes campagnes de retouches et de vernis : le réseau de craquelure peint est contemporain du vernis doré présent en partie supérieure. La partie inférieure est elle recouverte d’un vernis épais et oxydé.
Les repeints huileux sont nombreux, débordants, et ne permettent pas de distinguer la surface originale sous-jacente. Une radio permettrait éventuellement de faire cette observation.
Les retouches les plus discrètes sont récentes : on les distingue aux UV par leur fluorescence noire.
Des résidus de coton, piégés lors d’une intervention antérieurs, sont visibles.

3. DIAGNOSTIC & DISCUTION

Cette œuvre a souffert de son support trop léger pour accueillir un format de cette ampleur et une couche picturale de cette épaisseur. Ce défaut a été corrigé avec succès par le rentoilage actuel, mais les repeints qui recouvrent de nombreuses zones restent importants.

Les épaisseurs de vernis sont inégales ; l’oxydation du vernis est importante, particulièrement en partie basse.
La présentation de l’œuvre souffre de cet aspect jaunâtre qui altère la vision des couleurs, et d’un encrassement et d’un empoussièrement important.

Notre intervention étant minimaliste, nous nous limiterons à un décrassage, mais des tests de solubilité de vernis sont menés afin de pouvoir éventuellement proposer un nettoyage plus important (avec suppression des repeints désaccordés). 

 4INTERVENTIONS DE CONSERVATION-RESTAURATION


Après avoir décadré la toile, un dépoussiérage minutieux a été mené, sur la face (chiffon microfibre) et au revers ; un décrassage du châssis a également été réalisé à l’eau et à l’éponge microporeuse.

Des tests de décrassage ont été menés pour nettoyer la surface picturale : Salive, eau, eau additionnée de tensioactif (agepon) ou additionnée de triammonium citrate (2%) ont été testés. Les résultats sont équivalents, mais l’apport de triammonium citrate semble solubiliser les retouches anciennes ; l’assainissement de l’œuvre n’étant pas prévue pour notre intervention, nous effectuons un décrassage aqueux, au bâtonnet.

L’efficacité de ce décrassage est particulièrement spectaculaire : brillance du vernis est restituée intacte sous la couche de crasse (la crasse est d’une couleur grisâtre légèrement marron).








 4.2 Tests de solubilité :
Plusieurs zones sont sélectionnées pour effectuer ces tests : dans le ciel (vernis doré), dans les parties basses (vernis oxydé), dans les parties repeintes (ciel avec réseau de craquelure peint).

  1. Vernis seul, aucun repeint, couleur claire : Test réalisé sur la bordure droite, ¼ supérieur du ciel :







Nous pensons que l’allègement de vernis peut être réalisé avec un mélange proche de LE2 ou LE3 ; pour confirmer cela, nous effectuons d’autres tests de petite taille dans des zones qui pourraient être problématiques :
-                      repeint noir visible au UV du personnage bleu tenant un chien au premier plan, partie basse : aucune action.
-                      Epaisseur de vernis à la jonction des deux paysages : résultat très satisfaisant, le vernis se solubilise bien, la couleur de la montagne apparaît bleue.
-                      Repeint dans le ciel visible en gris aux UV, réseau de craquelure peint : solubilisation au LE3 dégageant le repeint jusqu’au bleu sous jacent
-                      Les repeints visibles en noir sous UV (réseau de craquelure des cavaliers, groupe d’arrière plan partie droite) sont solubles dans LE2

Ces tests révèlent la présence de cire dans le vernis ; ce vernis est épais, son oxydation est inégale entre l’oxydation visible du ciel (dorée) et celle de la partie basse (brunâtre).


4.3.  Autres interventions:

Une petite lacune a été mastiquée et retouchée (aquarelle).
Les zones où les tests de solubilité ont été opérés ont été vernies localement (vernis Dammar).
Les clés du châssis ont été sécurisées à l’aide de kraft.
Un papier de bordage a été posé sur le pourtour de l’œuvre.

5. Bibliographie

James THOMPSON, Barbara WRIGHT, La vie et l'œuvre d'Eugène Fromentin, Volume 6 de Les Orientalistes, La vie et l'œuvre : ACR, 1987.

Pascal LABREUCHE, « Les fournisseurs parisiens des toiles et châssis des années 1800 À 1880 : une étude à partir de peintures conservées au musée Condé », Le Musée Condé, n°31, décembre 2004, pp.35-56.

Maxime DU CAMP, Le Salon de 1857, Paris, librairie nouvelle, 1857.